Y A-T-IL UNE ÉTHIQUE DE LA LIBERTÉ? by Sandra PRALONG

Posted on October 14, 1998 by Sandra Pralong

Lorsque j’ai montré a un collègue Roumain le programme de ce Colloque et qu’il a regardé le titre: « Valeurs humaines dans notre civilisation scientifique et technique », il m’a demandé, feignant un air songeur: « Et quelles sont donc, ces valeurs humaines dont on parle… ? »J’avoue que, pour être cynique, sa reflexion” n’est pas sans mérite.

Elle nous renvoie au coeur même du problème: qui peut dire avec autorité, de manière definitive, claire, précise, et sans ambiguïté aucune, quelles sont les valeurs que nous pouvons qualifier d’«humaines.» ? N’y a-t-il pas, du moins théoriquement, autant de valeurs « humaines » qu’il y a d’êtres humains… ?

Alors, parmi toutes les valeurs de tous les hommes et de toutes les femmes de tous les temps, lesquelles peut-on appeler « humaines » et en fonction de quels critères ’? Et qui est habilité, ou encore, qui est mandaté, pour proposer une HIÉRARCHIE ultime et incontestable de ces valeurs?

Nous voilà donc confrontés à des problèmes de désignation (de valeurs) et d’attribution (de statut) pour déterminer lesquelles peuvent être considérées comme « humaines » et en vertu de quels critères.

Dans les communautés de personnes, les problèmes de désignation et d’attribution sont résolus par divers mecanismes1. Prenons un exemple: si 1’humanité était pour ainsi dire, organisée de manière «démocratique », en d’autres termes si la désignation (des valeurs) se faisait par suffrage (disons majoritaire) ne seraient alors considérées légitimes comme! valeurs humaines que celles qui réunissent une majorité d’adeptes.

Nous devrions alors laisser à la Chine et à 1’Inde le soin de dicter les valeurs dites « humaines », car – par simple jeu arithmétique – ce sont celles-là (et non pas les valeurs occidentales) qui remporteraient la majorité des suffrages.

Accepterait-on alors que 1’individu se fonde sur la globalité et obéisse aux lois de 1’ensemble, ou insisterait-on pour garder les valeurs de notre individualisme tant decrié où prime la liberté de chacun; et, si oui, sur quelles bases (quels critères), ou avec quels arguments soutiendrait-on cette option.

Pardonnez-moi ce ton un peu pédant de cette introduction. Je n’aspire ni au statut de post-moderniste ni à celui de relativiste. Mais: il se trouve que je voudrais parler de morale et d’éthique, et d’emblée nous nous heurtons à deux problèmes majeurs:

      • d’une part, dans le domaine des valeurs, le réf’erentiel, pour reprendre

Gonseth, est très différent en fonction des facteurs culturels, géographiques, historiques, et ainsi de suite (il y a donc une pluralité de référentiels, aussi bien individuels que collectifs);

      • d’autre part, force est de constater qu’il n’y a pas de principe de désignation

ou d’attribution des valeurs qui soit reconnu, ou commun, et à fortiori il n’y a pas non plus de hiérarchie « objective » à proposer pour le domaine de la morale et de 1’éthique. (Toute classification – et elle est nécessaire, car toutes les morales ne se valent pas – toute classification donc est par définition subjective, et dépend de notre référentiel).

Alors, que faire pour resoudre le problème de désignation de valeurs? Ou celui d’attribution de leur qualité et de la recherche de valeurs communes?

Hier, Pierre Calame et Eric Emery ont tous deux parlé du besoin de chercher des valeurs nouvelles, nécessaires pour creer un monde responsable et solidaire.Je souscris entièrement à ce besoin.

Mais quelles valeurs retenir pour cette tâche et quelles autres abandonner? Ceci implique au minimum un consensus à propos des critères de sélection, si ce n’est un accord sur le contenu même des valeurs à adopter… On voit donc – comme Messieurs Calame et Emery 1’ont égale- ment relevé – que de rechercher des valeurs communes est une tâche infiniment plus complèxe qu’il n’y paraît au premier abord, car on exclut d’emblée toute solution de force, y compris celles qui sont implicites; par exemple, dans le schéma de domination économique occidentale.

Alors, outre les constatations que mes collègues ont faites au sujet de nos besoins communs (et ici, comme 1’a fait Eric Emery, je me permets aussi de me référer a cette Déclaration de 1’Alliance pour un Monde Responsable et Solidaire de Pierre Calame – qui est un document fascinant, qui mobilise et qui inspire), que peut-on faire pour s’attaquer au problème du choix des valeurs qui définiront les grandes lignes de cette éthique commune, si possible universelle?

Je vous propose de poursuivre la demarche suivante:

  • dans ce monde de référentiels multiples qui débouche – pour reprendre Gonseth – sur un pluralisme moral, je voudrais qu’on trouve le moyen de s’entendre sur le plus grand dénominateur commun (le PGDC) qui puisse nous servir de base, pour en extraire une éthique universelle commune, applicable quel que soit le référentiel moral dans lequel on se situe. (Comme 1’a dit le Général De Gaulle lorsqu’il a vu des graffitis criant « Mort aux cons! » en mai 68: « Vaste programme! »). Donc, pour ce qui est de cette démarche aussi, on peut dire également: « Vaste programme ».

Pour résumer: ce qu’on cherche n’est pas vraiment un « code ethique » en bonne et due forme (Moïse a déjà médité 40 ans la- dessus), ce qu’on cherche est plutôt un « compas moral », un OUTIL, ce qui est d’ailleurs la définition même de la technologie.

On voudrait donc un outil, une « technologie de la décision », ou un ensemble de garde-fous, pour nous aider à faire des choix entre ce qui est

« bien » et ce qui est « mal » lorsqu’advient le « moment éthique », pour citer Gonseth. Et comme on voudrait donner une certaine cohérence a nos décisions, on devrait donc choisir un outil qui puisse nous servir quel que soit le référentiel dans lequel on se trouve.

Aussi voudrait-on trouver un critère de décision qui puisse être commun à des personnes ou à des groupes se rapportant à des référentiels culturels et moraux différents – donc provenant d’horizons éthiques différents. Comme une langue commune qui nous aiderait à nous comprendre et à échanger nos idees. Permettez que je fasse ici une brève parenthèse pour expliquer à quel titre je m’interesse à 1éthique et à la recherche d’un dénominateur moral commun, disons « interculturel ». Comme Ruth Scheps a eu la gentillesse de le mentionner, depuis la chute du Mur de Berlin, je m’occupe de Fondations en Europe de 1’Est. Les questions à propos d’« éthique »sont donc, pour moi, non seulement un sujet de recherche académique, mais surtout une interrogation, ou plutôt une exigence pratique, professionnelle. Car en philanthropie il convient d’avoir recours à des critères et à des règles communes entre donateur et récipiendaire afin de ne pas dilapider les fonds engagés ou investis.

Pendant longtemps, lorsque j’ai etabli et dirigé la Fondation Soros en Roumanie, mon travail consistait à créer une structure pour distribuer des fonds destinés à favoriser la réemergeance d’une société civile, et à promouvoir une éducation en sciences sociales, car c’étaient les secteurs les plus eprouvés par la censure communiste.

J’ai donc été pour ainsi dire aux premières loges du changement opère après 1989 et j’ai ainsi observé de près le besoin d’un référentiel commun – de va1eurs ou d’une éthique – qui a fait suite à la chute du communisme. Eric Emery parlait hier avec beaucoup d’éloquence de pathologies sociales et donnait 1’exemple de la Bosnie. Le communisme s’inscrit lui aussi dans la logique de tels référentiels collectifs pathologiques qui ont engendré des référentiels individuels également monstrueux. Ce que j’ai vécu au sein du système communiste d’avant 89 (je suis née en Roumanie ou j’ai grandi jusqu’à 1’âge de 15 ans) peut se résumer en quelques mots:

Pour toutes ses intentions louables, le communisme est un système qui, dans la pratique, a procédé à un renversement total des valeurs. Parce qu’il s’agissait d’un système dogmatique et fermé, la priorite était d’oeuvrer en vue de la survie du système et d’assurer 1’infaillibilité du dogme. Donc, en régime communiste, le mensonge avait remplacé la vérité comme valeur suprême. Que d’objectifs de plans quinquennaux d’agriculture n’a-t-on pas

« dépassé », par exemple, à la grande fierté des camarades dirigeants, alors que la population mourait de faim ?

Aussi, pour 1’individu, 1’art de la survie consistait à camoufler le vrai et déformer la réalité pour la rendre conforme aux exigences du dogme. Parce que la réalité, toujours changeante, ne pouvait s’ accommoder d’une ideologie figée et rigide, le respect des règles recelait une faiblesse fatale. Respecter la loi impose une volonté de maintien dans la résolution des problèmes, alors que la survie demandait d’improviser sans arrêt et d’être totalement flexible pour s’accommoder d’un idéal figé. Être « correct » et suivre les règles faisait donc non seulement la risée des voisins, mais la façon la plus sûre de mourir de faim. Se « débrouiller », c’est-à-dire ignorer la loi, mentir, voler et même si nécessaire (pour les besoins de 1’État) tuer, était la seule manière de faire survivre tant 1’existence individuelle que le système tout entier.

Ces pathologies sont difficilement guérissables; par exemple, en 1’absence de propriété privée, 1’acte de voler perd tout son sens d’interdit, ce qui explique pourquoi les gens s’y adonnaient sans grands scrupules sous le régime soviétique. Le vol n’était pas repréhensible pour autant que 1’on ne fasse pas de tort à un individu bien identifié, de même mentir n’était pas un crime si le but du mensonge était socialement accepté, voire consideré comme noble (par exemple mentir pour assurer la « victoire accélérée du communisme »).

Ce serait d’ailleurs intéressant de discuter avec des psychiatres pour connaître leurs avis sur le constat suivant: une fois la propriété privée restaurée; on ne change pas de référentiel, on intègre simplement les nouvelles données dans 1’ancien. Par exemple, le vol est toujours admissible – référentiel inchangé – tant qu’on ne se fait pas prendre. (Ce qui était déjà le cas dans la société spartiate). La sanction légale encourage pratiquement 1’habileté et 1’intelligence, et décourage la maladresse. Mais 1’honnêteté, dans ce contexte, n’a aucune valeur intrinsèque et n’engendre aucune satisfaction morale.

Tout ceci a donc créé une culture du « double langage », de la triche, du cynisme, de la méfiance, de la peur. et de la… haine (Rappelons que le communisme classique ou soviétique se fonde sur la lutte des classes, c’est-à-dire de certains humains dressés contre leurs frères, en tant que moteur de la dynamique sociale) Mensonge, méfiance, peur, haine. C’était cela le référentiel communiste, aussi bien individuel que collectif.

Après 1989, 1’économie de marché et, par extension, la démocratie, ont émerge dans cet espace collectif rendu pathologique, avec leur cortège de valeurs bien différentes.

Pour les macro-économistes, une société ou les coûts de transaction, qui résultent du fait que les acteurs économiques ne peuvent se fier à une poignée de main et qu’ils doivent arracher chaque contrat à coups d’avocats et d’infrastructures policières et pénitencières, est infiniment moins productive et moins efficace qu’une société qui peut fonctionner sur la base du « gentlemen’s agreement ».

Pour ce qui est des autres valeurs aussi, pour reprendre 1’analyse de Max Weber, 1’Occident capitaliste est le fidèle utilisateur de 1éthique protestante: la frugalité, 1’effort, 1’honnêtete, etc.

En plus, pour qu’une économie de marché (et une démocratie) fonctionnent, il faut qu’elles soient aussi basées sur un état de droit et le respect des règles (ce qui est nettement moins difficile quand elles sont le reflet de la volonté générale – pour reprendre 1’expression de Rousseau – que lorsqu’elles sont considérées arbitraires, comme c’est le cas en régime communiste). Enfin, pour passer un peu plus rapidement sur les différences de référentiels entre le Communisme et ce qu’on pourrait appeler l’”Humanisme occidental” (dont se réclament aussi bien le capitalisme que la démocratie), 1’Humanisme devrait être préoccupé par la recherche de la vérité, alors que le matérialisme dialectique cherche la transformation sociale et la confirmation de ce que les marxistes considèrent comme un

« déterminisme scientifique ».

Du heurt de ces deux systèmes de valeurs résulte 1’imbroglio que vivent actuellement les pays de 1’Est.

Sur un terrain miné par le cynisme, le manque de respect de la personne, la haine, la méfiance et la peur, on veut bâtir un système basé sur la règle de droit, le respect d’autrui, la confiance, et la recherche de la vérité… (Encore une fois: Vaste programme!)

Cette non-concordance des référentiels a des conséquences pour la morale et pour 1’éthique: ces deux familles de valeurs se battent pour

co-exister en cette période de transition; et de cette lutte surgiront les valeurs de demain. Comment s’assurer qu’elles seront de nature à favoriser un monde responsable et solidaire?

Pour 1’instant, 1’Est vit dans un « no-man’s-land » moral – dans un vide éthique – de sorte que 1’on peut espérer que l’immoralisme communiste sera, au mieux, remplacé par un amoralisme post-totalitaire.

Alors quels seront les moyens de sortir de cette « tabula rasa » éthique?

Dans un monde de plus en plus interdépendant, comment choisir des valeurs communes, et comment les transmettre ? Et, surtout, qui aurait 1’autorité de le faire? A mon avis, est absente la possibilité de faire appel à 1’éthique chrétienne, ou à toute autre thique d’essence religieuse (car nous cherchons une morale séculière et publique, alors que la religion est du domaine privé); dès lors quel petit «manuel du parfait démocrate » peut-on distribuer pour remplacer « La Manifeste du Parti Communiste » ou le « Petit Livre Rouge » de Mao? Comment faire quand 1’idée de liberté ne se lit pas autant qu’ellle se vit ?

Pour revenir à notre démarche, quelle est donc, en termes de valeurs, le dénominateur commun entre un marxiste-léniniste (même réformé), un chrétien missionnaire, un homme – ou une femme – d’affaires, un/une ingénieur ou physicien, voire un fondamentaliste islamiste, un moine tibétain et j’en passe ? A part leur condition d’êtres humains, rien ne les unit sur le plan du référentiel moral.

F. Gonseth répond à cette question du dénominateur éthique commun, en disant qu’il y a, en chacun de nous, une morale inaliénable.Je suis en parfait unisson avec Gonseth. Mais pour être pratiquable,cette morale a besoin de se définir de manière explicite.

Or là on entre en terrain miné! Car toute morale explicite se définit d’abord à 1’exclusion des autres.

Alors quel peut être le dénominateur commun sur lequel fonder une morale qui n’oblitère pas les valeurs des autres?

Marcel Conche soutient que les valeurs des droits de 1’homme représentent ce référentiel universellement partagé- le plus grand dénominateur commun entre les cultures. Au risque de passer pour relativiste, je dirai que les droits de l’homme sont peut-être légitimes!en tant qu’aspiration commune, mais pas encore en tant que valeur universellement acquise. Demandez aux militatires de Burma et aux dirigeants chinois ce qu’ils en pensent.

Étant donné que poser même une valeur aussi “élémantire” que les droits de l’homme comme valeur fondamentale commune peut soulever le problème d’être trop contraignant et eurocentrique; je propose d’aborder la question par un autre bout.

Au lieu de chercher un consensus sur les valeurs de manière à en extraire un ordre moral et une “éthique qui corresponde à un dénominateur commun, je vais essayer de demander quel ordre moral ,et quelle éthique, peut accomoder un monde dans lequel il n’y a justement pas de consensus sur les valeurs- ni même un consensus sur l’idêe d’un dénominateur commun à chercher.

Pour ce faire, permettez-moi de prendre le système connu sous le nom de “marché” comme cadre d’analyse, car il est plus proche d’un ordre puricentrique, multipolaire, tel qu’est devenu le monde aujourd’hui.

En tant que système spontané, non-déterministe, le ” marché” est le seul ordre qui existe, sans projet commun et en l’absence d’un consensus établi par les membres sur les valeurs.

Je définis le marché comme tout ordre des choses dans lequel s’opèrent, librement, des échanges.

Ces echanges peuvent être économiques, c’est-à-dire, de biens et de services; on parle alors du “marché économique” ou de “l’économie de marché”.

Mais ce système peut aménager des échanges d’informations, d’idées, de croyances ou de valeurs; bref, “un marché” pris dans cette acceptation, est simplement un état ou un système dans lequel s’opèrent des échanges, et dans lequel il n’y a pas d’ordre ou hiérarchie fixe et préétablie auquel les membres seraient contraints d’adhérer.(Un dialogue par exemple ou un colloque, sont en ce sens des “marchés”, car il s’agit d’un système dans lequel il n’y a pas d’autorité suprême qui juge une fois pour toutes les mérites de ce qui y est débattu. Au contraire, la valeur d’un argument ou d’une idée est proposée à tous les participants, lesquels sont libres d’y adhérer ou non, de l’accepter ou de la rejeter).

Les membres participant aux différentes transactions d’un marché sont donc totalement libres de leur mouvement, entre autres, libres d’entrer ou non en relation d’échange les uns avec les autres. Un marché, en somme, est un ordre dépourvu d’autorité unique, mais dans lequel le pouvoir (ou la valeur) est constamment négocié(e) librement entre les participants. Une des caractéristiques du marcheest le dynamisme résultant des actions des agents libres qui y prennent part.

Une autre caractéristique est d’être semblable a tout ordre spontané – c’est la main invisible d’Adam Smith – qui postule que chaque agent ceuvre individuellement a ses propres fins, qui produit en «agrégat » un ordre qualitativement supérieur à ce qu’il serait, s’il était déterminé par un même but postulé à 1’avance comme but commun.

Une troisième caractéristique du marché, c’est qu’il est aussi bien un ordre qu’un « espace » dans lequel les hommes et les femmes peuvent vivre, sans avoir à être d’accord quant a leurs valeurs ni quant aux objectifs qu’ils poursuivent chacun individuellement.

Rappelons qu’avant 1’introduction du troc et de 1’échange, donc avant la « découverte » du marché, il fallait une communauté de valeurs pour que les membres d’un groupe puissent vivre en harmonie. Mais lorsque 1’harmonie d’un groupe dépend d’une communaute d’objectifs, ceux qui ont des objectifs différents entrent necessairement en conflit les uns avec les autres.

L’echange donc permet aux gens, ayant talents, besoins et objectifs différents, d’échanger leur surplus sans se soucier de savoir si les objectifs de celui (ou de celle) avec lequel ils engagent des transactions sont ou non compatibles avec les leurs.

(D’ailleurs, la plupart des connaissances, ou des technologies, que nous utilisons actuellement dans la poursuite de nos objectifs – ou pour combler nos besoins spirituels autant que matériels – se présentent comme des consequences non-intentionnelles, vu que d’autres personnes explorent le monde dans des directions différentes des nôtres. Ceci donne au marché, envisagé comme système, un de ses grands avantages).

Une petite précision que je veux rappeler: le marché que j’envisage ne se conjugue pas nécessairement avec le marché économique ou avec 1’idee d’une prédominance des valeurs matérielles sur les valeurs spirituelles. (D’ailleurs un des théoriciens du marché, F. Hayek, en vue de faire cette distinction entre 1’ordre, le système en soi, et son application dans le monde économique, utilise pour cet ordre générique dont je parle, le nom de

« catallaxie »).

Un marche (une catallaxie) est donc tout simplement une manière de distribuer, d’allouer et d’adjuger – ce qui est échangé.

L’objet de 1’échange peut donc être aussi bien abstrait que concret (une idée, une valeur spirituelle, une information, un pouvoir politique, etc. de même que des biens et des services, comme c’est le cas dans un marché économique).

En d’autres termes, pris dans cette acception, le marché est tout simplement un système, un mécanisme de distribution, sans connotation éthique ou morale.

L’avantage du marché comme mécanisme d’allocation réside dans le fait que la distribution y est régie par des forces impersonnelles, donc non-corruptibles. D’autre part, les critères d’allocation ne sont pas figés, fixés d’avance; ils sont sans cesse renégociés par les parties durant le processus d’échange. Ce sont les offres et les demandes qui permettent d’attribuer la valeur de ce qui est échangé, plutôt qu’une personne ou un groupe , donc là aussi, on évite le risque, que les critères soient subjectifs ou corruptibles.

Il se trouve que le paradigme du marché n’est pas uniquement une construction théorique utile à ma démonstration; en réalité, c’est le paradigme représentatif de 1’ordre actuel des choses dans le monde(encore une fois, je ne parle pas spécialement d’économie, mais de système d’allocation des valeurs).

Comme on 1’a vu, le monde binaire, qui s’accommodait de l’op- position des contraires, à savoir le système ferme (ideologie communiste) et le système ouvert (paradigme libéral et démocratique), s’est écroulé en faveur – probablement temporaire – de ce dernier.

Le nouveau paradigme est donc, pour 1’instant, le paradigme du marché, et cela se retrouve non seulement en tant que système général, mais aussi comme système économique (même à Cuba et en Chine); et, de plus en plus, en régime politique (place croissante faite dans le monde à la démocratie, qui est l’expression politique du système d’allocation des valeurs proposé par le marché ou par le système de 1’offre et de la demande).

Mais le vrai changement entre hier et aujourd’hui, vient de ce que le marché, compris au sens large, représente un référentiel fondamentalement différent de celui qui traduisait le précédent ordre du monde. La différence vient de la manière dont s’exerce le pouvoir, la manière dont il alloue ou refuse.

En effet, dans le monde prémoderne (dont le système communiste n’était, à mon avis, que 1’apothéose), le pouvoir venait du contrôle que 1’on pouvait exercer sur les ressources physiques et humaines, voire d’un contrôle exercé sur la société tout entière…

Ainsi, le pouvoir politique était basé sur le contrôle des personnes et de leurs libertés, sur le contrôle des médias, sur le contrôle même de la pensée (soumise sans discussion au dogme communiste), et ainsi de suite. Quant au pouvoir économique, lui aussi, il n’était possible qu’à la faveur du contrôle; car, dans le dirigisme collectiviste, c’était le contrôle des ressources et des décisions les plus insignifiantes qui conférait le pouvoir économique et gestionnaire.

“Cet ordre basé sur le contrôle (paradigme soit communiste ou plus simplement prémoderne) présente une caractéristique qui se manifeste au niveau de la morale et des valeurs.

La morale est fondée sur 1’autorité – qu’elle soit tribale, divine ou politique -. et les valeurs sont concrètes, préétablies et indiscutables. On a à faire à un dogme explicite que tout débat peut ébranler et risque d’en entraîner écroulement.

En d’autres termes toutes les sociétés fermées (au sens de Karl Popper), obéissent aux mêmes lois; celles de 1’autorité, laquelle base son pouvoir sur une hiérarchie dûment établie et maintient, par la force si cela est nécessaire,un système de valeurs explicites, une idéologie figée, un dogme.

Actuellement, le nouveau paradigme qui domine dans le monde – le paradigme du marché – se présente comme un système « ouvert » (au sens de Gonseth et de Popper).

Dans cet ordre, le pouvoir se base non plus sur le contrôle et la hieéarchie, mais sur 1’anticipation.

Concrétisons: le marchÉ, on 1’a vu, est un mécanisme d’allocation, de distribution de ce qui est à échanger. Cette distribution ne se fait pas en fonction d’une hiérarchie préétablie, ni grâce au contrôle que peut exercer une autorité absolue.

Dans les systèmes ouverts, 1’autorité peut être à tout moment contestée; le pouvoir doit se négocier.

Chaque autorité nouvelle exerce son pouvoir au nom d’un certain nombre d’attributs, de croyances ou de valeurs qui lui sont propres; il n’y a pas de dogme, mais des consensus résultant de confrontations d’idées.

Ainsi, dans les systèmes ouverts, il n’y a pas de valeurs absolues, mais de nombreuses fluctuations des valeurs relatives, valeurs soumises à 1’esprit critique et réévaluées à maintes reprises.

Donc le pouvoir ne vient pas du contrôle que peut exercer une autorité, mais de 1’anticipation des valeurs qui sont les plus populaires. Par exemple, le succès sur les marchés économiques ne vient- il pas de 1’anticipation correcte faite par le producteur des besoins et des goûts des consommateurs.

Par ailleurs, en démocratie et sur le marché politique, le succès d’une politique n’est-il pas basé sur 1’anticipation correcte que font les responsables politiques ou les candidats éventuels lorsqu’ils – ou elles – évaluent les préférences et les besoins des électeurs ?

Une société ouverte est donc fondée non sur le contrôle, mais sur 1’anticipation. Et puisque les valeurs ne sont pas fixes, puisqu’il n’y a pas de dogme, quel peut être le fondement moral et éthique d’un tel ordre, étant donné que 1’argument d’autorité absolue et immuable n’y joue plus aucun rôle ?

Car le paradigme d’une société ouverte n’est pas seulement limité par les vertus de 1’anticipation. La multiplicité des buts (des fins), des objectifs (of ends) que peut envisager une société ouverte, et 1’absence d’une hiérarchie prédéterminée des valeurs, font gu’il est pratiquement impossible de trouver sans autre forme de procès un dénominateur commun explicite au niveau de la morale ou des valeurs.

Car, dans la société évoquée là, quelle que soit la valeur specifique dominante choisie (cela peut être 1’amour ou la solidarité); si elle est imposée comme valable universellement, elle empêche la liberte de chacun de s’exercer… librement. (Elle entrave, par exemple, la liberté de choisir une valeur contraire! Je peux, pourquoi pas, choisir la haine – comme le marxisme a choisi la lutte des classes – ou refuser la solidarité et préférer 1’égoïsme; ça me rendra peu sympathique, mais c’est mon droit d’agent libre et autonome de poursuivre librement mes objectifs).

Donc, il est impératif de revenir à la question: quel genre de morale commune peut-on dès lors choisir? Et, surtout, quel type d’éthique convient-il d’avoir, dans une société ou 1’on veut maximiser la liberté de chacun?

N’oublions pas que même les préceptes les plus simples – par exemple: tu ne tueras point! – s’accommodent mal de la liberté de chacun qui, par suite, devrait inclure le droit à 1’avortement.

F. Gonseth dit qu’un système moral ou chacun fait ce qu’il lui plait – c’est-à-dire qui encourage la liberté maximale – est bon pour une maison d’aliénés.

Ici, souscrire à la thèse de Gonseth équivaut à dire qu’il est légitime de restreindre les libertés de chacun pour le bien collectif, sans spécifier qui est autorisé à opérer ces restrictions et quels sont les critères , à faire valoir; en d’autres termes, sans surmonter le problème de 1’allocation des libertés que 1’on supprime. C’est, pour moi, une position difficilement défendable; mais à examiner avec soin.

En effet, comme 1’explique Eric Emery dans 1’introduction au livre Le problème de la Connaissance en philosophie ouverte: Gonseth a de solides raisons à la fois de prendre acte de la pluralité des morales (fruit d’une pluralité de référentiels) et de refuser la thèse du vide moral (p. 32).

Ce que nous cherchons est donc moins une Minima Moralia qu’une

« technologie de la décision », une ouverture vers ce que Gonseth appelle le moment éthique qui soit neutre du point de vue des valeurs qu’elle implique et respecte le champ de liberté de chacun. En d’autres termes, nous sommes à la recherche d’une éthique « ouverte ».

Le philosophe qui a le mieux circonscrit une telle éthique basée à la fois sur 1’autonomie et sur la liberté absolue de la personne, a été Kant, via son impératif catégorique.

Une des formulations de 1’impératif kantien vise à enjoindre 1’individu d’agir comme si ses actes devaient se transformer en loi universelle. En fait, Kant a repris là un des thèmes clé d’un certain christianisme qui a pris à la lettre la Règle d’Or que les évangélistes Matthieu et Luc attribuent à Jésus de Nazareth2 sous la forme: « Tout ce que vous voulez que les hommes vous fassent, faites-le leur vous-mêmes; c’est la loi et les prophètes » (Mat. chap. VII, vers. 12 et Luc, chap. VI, vers. 31).

Soyons plus explicite! On voit que ce choix éthique, cette regle d’or, recèle des pièges quant à la sauvegarde de 1’espace de liberté de chacun. Car, on risque fort de déraper; en effet, il est à craindre qu’avec ce guide considéré comme massif, on en vienne à imposer aux autres tout ce qu’on aime. Une telle règle d’or intronisée comme « technologie décisionnelle » risque de confirmer 1’adage selon lequel le chemin de 1’enfer est pavé de bonnes intentions. Et si 1’on pousse le recours à cette technologie a 1’extrême, on s’engage tête baissée dans une éthique qui porte en elle le germe totalitaire. Car, de 1’idée qu’il faut faire aux autres – au nom de 1’amour – ce que 1’on voudrait qu’ils nous fassent ne peut-on pas passer à la tentation d’imposer ses préférences quasi par la force ?

Par conséquent, toute simples et minimalistes qu’ils soient, la Règle d’Or et 1’impeéatif catégorique kantien sont des compas éthiques indispensables, certes, mais à manier avec précaution.

Il nous faut donc trouver une règle heuristique, c’est-à-dire disposer d’une « rule of thumb » comme disent les Américains, d’une technologie décisionnelle qui nous permette de prendre des décisions d’ordre éthique. Entre deux valeurs qu’on épouse avec même vigueur, laquelle choisir quant on a à faire à autrui? Quelle règle éthique s’impose lorsque l’on pratique

l’« ouverture à 1’autre » et « 1’ouverture à 1’expérience » décrites par Ferdinand Gonseth ?

Gonseth, me semble-t-il, nous propose un impératif plus elementaire et plus « catégorique », que ne 1’est même 1’impératif kantien: « dire oui à la vie ». C’est là pour Gonseth 1’acte valorisant par excellence, le principe absolu, qui s’impose avant tout. Dans son ouvrage Pour une Philosophie du Dialogue, Eric Emery nous rappelle que dire avec autrui oui à la vie dans la société des hommes, c’est attribuer à la pratique du dialogue un statut inalienable de moralité.3

Sans dialogue, en effet, non seulement il n’y a pas d’accord possible sur la morale et 1’éthique est compromise, mais encore la société toute entière cesse d’exister d’où la place fondamentale que fait Gonseth à cet acte valorisant essentiel pour notre survie comme êtres moraux et comme êtres tout court.

Cet « impératif » gonsethien du respect de la vie et de la nécessite du dialogue n’est pas sans rappeler l’« Agir Communicationnel » de Jurgen Habermas et la « Rencontre de 1’Autre » d’Emmanuel Lévinas. Mais, tout comme Lévinas et Habermas, Gonseth offre un indispensable paradigme moral plutôt qu’une technologie décisionnelle.

Il n’y a, dans ce paradigme, aucune règle specifiée à utiliser pour faire des choix éthiques. L’absence de déontologie est d’ailleurs ce qui fait la force, je dirais presque spirituelle, de la morale gonséthienne, mais aussi ce qui limite son applicabilité pratique dans le domaine heuristique.

Ainsi, nous nous trouvons toujours devant la question posée plus haut: quelle règle décisionnelle choisir pour que nous puissions faire des choix éthiques qui maximisent la liberté et minimisent les contraintes morales de chacun?

Une solution serait de repenser 1’impératif catégorique kantien, ainsi que la Règle d’Or, de manière à éviter la dérive autoritaire qui les menace. Portant sur des valeurs explicites (en définissant ce que 1’on doit faire), ces regles sont, on 1’a vu, potentiellement contraignantes; elles spécifient aussi bien 1’objet que la portée de nos actions fais aux autres ce que tu voudrais qu’ils te fassent », ou « agis comme si tes actes avaient valeur de loi universelle »). En plus, elles peuvent devenir contraignantes par rapport à autrui. Le problème de 1’impératif kantien et de la Règle d’Or est, répétons-le, de fournir une éthique qui propose des valeurs explicites: ce sont les valeurs de chacun, voire mes valeurs, qui me servent de guide; ainsi je ferai aux autres ce que moi j’aime qu’on me fasse, ou bien je considérerai ma loi comme étant potentiellement une loi universelle. Mais comment dès lors garantir que ceux qui n’agréent pas mes valeurs voient leur liberté protégée lorsqu’ils ont à faire à moi ?

Etant donné le paradigme des systèmes ouverts dans lequel nous nous situons, 1’autonomie et la liberté de 1’individu ne peuvent s’accommoder d’une règle qui impose des valeurs établies a priori.

Donc seule une règle purement procédurale est acceptable, car une telle règle laisse le choix quant au contenu à la latitude de chaque individu, dans chaque cas d’espèce.

Non seulement, cela permet de garantir la plus grande liberté de chacun, mais surtout c’est la seule maniere de concevoir 1’approche éthique lorsqu’on se soucie d’éviter toute contrainte. Car, quand on se limite aux indications de procédure, on ne donne pas des préceptes à suivre, mais on fournit les règles selon lesquelles on doit agir, quelque soit le contenu de nos actes.

Il est difficile – mais non impossible – de trouver une règle minimale et purement procédurale, qui réponde à cette exigence; c’est-à- dire une règle qui préserve la liberté pour chacun de se définir par ses propres valeurs, sans toutefois les imposer aux autres, une règle que doit offrir une technologie commune à utiliser pour le moment éthique, un outil qui puisse transcender les référentiels différents de chacun.

On l’a dit plus haut, les deux règles les plus proches de cet idéal sont la Règle d’Or et 1’impératif kantien, dont on a cependant esquissé les limitations. A retenir toutefois de ces deux règles la valeur procédurale du rapport à soi (à 1’individu qui agit). En effet chacun puise dans son propre référentiel les paramètres de ses choix éthiques, sans que ceux-ci soient imposés par une instance extérieure. On évite ainsi que nos valeurs nous soient imposées par autrui. Mais comment éviter d’imposer aànotre tour nos valeurs aux autres ?

Idéalement, on devrait imaginer une déontologie à la faveur de laquelle chaque individu est libre de ses choix éthiques, tout en acceptant de se soumettre à une procédure décisionnelle qui évite d’appliquer ses choix aux autres, si ses interlocuteurs se trouvent en désaccord.Le problème est donc de savoir ce que pensent nos interlocuteurs.

C’est ici que le dialogue que prône Gonseth est essentiel. Mais peut-il être toujours pratique? Parfois, il est sans doute possible d’envisager qu’on puisse négocier nos valeurs et nos actes avec le concours de nos partenaires. Mais, dans la pratique, est-il toujours possible de se concerter avec autrui avant d’agir ?

Comme cela n’est évidemment pas le cas, il faut trouver une solu- tion qu’on puisse mettre en ceuvre même dans les cas où le dialogue cependant souhaitable, est pratiquement impossible.

Pour revenir à Gonseth, je crois qu’on peut envisager 1’hypothèse suivante: attendu que 1’on se place dans le paradigme de 1’acte valorisant, si un dialogue n’est pas praticable, on doit s’efforcer de mener au moins un dialogue imaginaire avec les autres.

Pourquoi ce dialogue imaginaire ? Selon moi, en vue de sauvegarder la primauté de 1’acte valorisant: sans la conscience que 1’on vit en constant dialogue avec autrui la morale s’ossifie. On a besoin de cette présence permanente, serait-ce dans notre tête et dans notre coeur, si 1’on veut que nos actes soient respectueux de cet « autre » et de sa vie, de ce « tu » sans lequel il ne peut y avoir de « je »,comme le dit de manière si simple et si émouvante Martin Buber dans son livre: Je et Tu. 4

Dès lors, dans ce dialogue imaginaire, la question est de savoir comment interpréter les préférences des autres, quand on ne dispose que de nous-même et de nos propres valeurs pour déterminer nos choix éthiques. Il est parfois suggéré qu’en 1’absence d’information sur autrui il vaut mieux s’abstenir que d’agir. Quand on ne sait pas ce que les autres souhaitent, la meilleure stratégie, dit-on, est de ne rien faire. Peut-on construire une règle procédurale basée sur ce dialogue imaginaire quand bien même on ignore les choix ou les valeurs de nos interlocuteurs?

Je crois que la reponse est oui et, dans ces circonstances, en guise de règle purement procédurale, la formule utilisée par la Règle d’Or ou l’impératif kantien est notre meilleur guide.

Quel serait le résultat de cet exercice imaginaire dans lequel on ne peut deviner les préférences d’autrui ? Je crois que la conclusion la plus logique de ce dialogue imaginaire est de nous abstenir d’agir, plutôt que de faire un geste qui pourrait faire du tort à 1’autre.

Ainsi, notre choix éthique devient relativement clair. Plutôt que d’indiquer ce qui est permis et limiter ainsi le champ de notre liberté, cette logique nous indiquerait uniquement les interdits, sans toutefois les placer dans le domaine des préceptes spécifiques. Il ne s’agit pas de fournir une liste de ce que l’on ne doit pas faire, comme le propose le Décalogue, mais d’une procédure qui puisse guider nos choix lorsqu’il s’agit – on l’a dit- de nous placer dans un paradigme de maximisation de la liberté individuelle; c’est donc à l’individu que revient la tâche de choisir ce qu’il considère comme étant immoral et d’agir en conséquence.

On pourrait objecter que ceci équivaut tout simplement à prôner l’anarchie, mais tel n’est evidemment pas le cas. Le fait de disposer d’une règle procédurale COMMUNE est précisément ce qui donnera la cohésion et le sens de la mutualité qu’on souhaite, ainsi que l’acquis social d’une morale partagée.

Gardons encore en tête l’impératif du dialogue. En langage déontologique, cella donne: fais ce que tu peux pour respecter le résultat du dialogue et le choix de tes interlocuteurs, mais abstiens-toi d’agirlorsque tu ne connais pas les préférences des autres. Si tu dois agir, alors utilise tes propres préférences comme référentiel, mais ne fais jamais aux autres ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse.

En somme cette règle procédurale n’est rien d’autre qu’une Règle d’or inversée, où la force du précepte vient précisément de sa formulation négative: NE fais PAS aux autres ce que tu ne voudrais PAS qu’ils te fassent!

Pour l’impératif kantien, cela donnerait quelque chose comme: N’agis PAS si tu ne souhaites pas que tes actes soient une maxime qui devienne universelle(donc y compris appliquable à toi- mme).

Cela consiste en fait à mettre Kant sur sa tête: mais ce “sacrilège” n’est pas original. D’autres avant moi se sont efforcés de revisiter l’impératif kantien; et la philosophie toute entère est un exercice constant d’affinement d’idées et de concepts en vue de multiplier les perspectives selon lesquelles nous observons la réalité.

Précisons ici: la version négative de la Règle d’Or a été envisagée avant que soient écrits les évangiles de Matthieu et de Luc; elle a été débattue par les Pères de l’Église; à l’époque de St Augustin, on a souvent conclu que les deux versions(la positive et la négative) se valaient. Bien plus dans Clément 13; 1-2, la Règle d’Or est profondément transformée au point qu’il s’agirait de s’attendre à recevoir d’autrui la réciproque de ce qu’on lui a fait; c’est le dérapage.

Mais, à mon avis, il y a une chose plus importante encore que d’essayer de légitimer cette nouvelle interprétation de la Règle d’Or dane notre culture judéo-chrétienne. C’est de prendre acte de la variété des référentiels différents en vertu desquels c’est la formulation par la négative, plutôt que la traditionnelle, qui a été retenue. Ainsi, on trouve les versions suivantes:

  • le Confucianisme, au VI-e siècle av.J.-C., qui prônait: « Ce que vous ne voulez pas qu’il vous soit fait, ne le faites pas aux autres »;
  • le Bouddhisme, au V-e siècle av.J.-C.: « Ne blesse pas les autres avec ce qui te fait souffrir toi-même »;
  • le Jahusme, aussi au V-e siècle av.J.-C.: « Dans le bonheur et la souffrance, dans la joie et la douleur, nous devons regarder toutes les créatures comme nous nous regardons nous-mêmes, et nous devons nous abstenir d’infliger aux autres ce que nous n’aimerions pas nous voir infligé
  • le Zoroastrisme, toujours au V-e siècle av.J.-C,: « Ne faites pas aux autres ce qui n’est pas bon pour vous-même »;
  • I’Hindouïsme, dans le Mahabharata, au II-e siècle av. J.-C.: « Ne fais pas aux autres ce qui, fait a toi-même, te causerait de la peine»;
  • le Judaïme du Rabbi Hillel, au I-er siècle av,J.-C.: « Ce qui est détestable pour vous, ne le faites pas à votre prochain ».

Il me semble ainsi qu’on peut faire un tour très complet des religions et cultures du monde – des référentiels si fondamentalement différents – et trouver un dénominateur commun qui puisse rivaliser en utilité avec tout autre guide éthique. De plus (et c’est là sa vraie beauté) cette Règle d’Or inversée permet de garder intacts les référentiels de tous; elle préserve 1’espace de liberté de chacun.

Si le respect des autres représente le respect de leur liberté négative (pour reprendre la formule d’Isaiah Berlin) – c’est-à-dire le respect de leur espace de liberté, y compris la liberté d’avoir des valeurs contraires aux nôtres – alors cette Règle d’Or inversée est un des seuls outils que nous ayons à disposition pour répondre pleinement à une telle exigence.

Cela peut paraître en quelque sorte la mise en evidence d’un ceuf de Colomb; car cette règle, quand on y pense, est extraordinairement simple;

« Ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas qu’ils te fassent ». Ne trouve-t-on pas guide plus facile à suivre que cela? Alors pourquoi, en philosophie ou en éthique, chercher la difficulté? Gilles Cohen-Tannoudji nous a montré qu’il y a une beauté et une simplicité étonnantes dans 1’univers, qu’on a peut-être oublié de voir, mais qu’on entrevoit sur le terrain de la physique. N’en serait-il pas de même ici pour notre engagement moral?

En réfléchissant davantage à cette formulation négative de la Règle d’Or, on ne peut que s’étonner de pressentir que le monde serait différent si on appliquait ce guide moral pourtant si simple, qui vaut pour 1’individu autant que pour le groupe. Pensons par exemple à notre rapport avec les générations futures:

      • dilapiderait-on leur environnement, si on appliquait cette petite règle ?

Pensons aussi à notre rapport avec le Tiers Monde:

      • volerait-on ses richesses?
      • exploiterait-on sa main d’oeuvre et ses enfants?

Prenons le problème du chômage et de la solidarité sociale:

      • laisserait-on des gens sans emploi et sans ressources?

Ou encore, passerait-on sans regarder à côte de la misère et de la déchéance humaine ? Offrirait-on notre indifférence aux plus démunis, si on appliquait cette règle, de ne jamais faire aux autres ce que 1’on ne voudrait pas qu’on nous fasse ?

Probablement pas, car on ne pourrait s’empêcher de penser qu’il s’en faut de peu, si on y réfléchit vraiment, pour que nous soyons à leur place. On réaliserait de tout notre être et même viscéralement, je crois, jusqu’à quel point chacun d’entre nous est fragile, et combien nous avons besoin des autres… Et, quand le malheur nous frappe, combien souhaitons-nous que les autres se souviennent de leur obligation morale de ne pas nous laisser subir un sort qu’eux- mêmes ne pourraient tolérer.

Oui, après réflexion, je crois qu’on serait conquis par cette logique toute simple et facile; elle nous laisse entièrement libres, mais elle engage très profondément notre conscience!

Situons donc notre exposé dans le cadre du Colloque! On se rend dès lors compte que cette Règle d’Or inversée – si malléable, si adaptable à des circonstances différentes, à des environnements en perpétuelle mutation – parvient à réconcilier des référentiels contradictoires. Cela prend une tournure tres gonsethienne, car elle se présente comme une petite règle d’ethique… idoine.

NOTES

1. Ces problèmes relèvent d’une question majeure, qui a tourmenté les êtres humains depuis la nuit des temps: celle de la distribution des ressources ou des richesses (qu’elles soient d’ailleurs matérielles ou non).

2. Note d’Eric Emery: Si l’on écrit un certain christianisme, c’est essentiellement parce que cette Règle d’Or a eu dè l’origine une destinée complexe – avec interprétations diverses – avant même que Matthieu et Luc l’aient insérée dans leurs évangiles respectifs. La formulation négative était connue et retenue par certains.

3. Cf. p. 15.

4.Je et Tu, M. Buber, Ed. Aubier, Paris, 1969. Emery écrit à ce sujet: « Quand le couple Je- Tu s’affirme, le Je et le Tu se manifestent dans la rencontre, l’un et l’autre sont instaurés dans leur dignité de même que l’entité l’un-l’autre; dès lors aucune richesse humaine ne se perd tant dans la vie individuelle que dans la vie collective ».

2 Responses to Y A-T-IL UNE ÉTHIQUE DE LA LIBERTÉ? by Sandra PRALONG

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